C'est le week-end, et vous avez certainement un peu plus de temps pour lire. Alors voici un texte que j'ai écrit il y a déjà longtemps, sur une de ces expériences qui m'ont fait aimer la Grèce et surtout ses habitants. Cela s'est passé à Folégandro en 1995.
Cela faisait trois semaines que je m’étais installée dans la petite maison sur la falaise qui dominait le port, quand, en ce soir de fin octobre, le meltem s’étant levé, un seul voilier avait accosté. Le port était calme, les pêcheurs étaient rentrés depuis longtemps; même les chats semblaient s’être mis à l’abri de l’orage qui s’annonçait. J’avais suivi les gestes méticuleux du marin attachant son cotre avec précaution, vérifiant que le vent ne le pousserait pas contre la jetée. Puis, comme chaque soir, je me dirigeai vers la seule taverne encore ouverte à cette saison pour y prendre mon repas. Dès le tournant du petit raidillon qui y descendait, je remarquai la terrasse vide. Une seule ampoule était encore allumée. La taverne avait-elle fermé, elle aussi ? j’hésitais à rebrousser chemin quand j’aperçus la patronne qui me faisait signe de la fenêtre. «Viens !. Je t’attendais avant d’éteindre et que tu penses qu’on avait fermé. On mangera à l’intérieur, en famille et comme ça personne ne nous dérangera ! »
Pendant tout le repas, je ne cessais de me demander, où, dans mon propre pays, un bistrotier aurait pensé, avant de fermer son établissement, à l’étrangère qui avait pris l’habitude de manger chez lui faute de pouvoir cuisiner dans son appartement de location ? Toute la famille, mari, fille, beau-fils, petit-fils, semblait goûter ce soir de mauvais temps, donc d’absence de clientèle, qui leur permettait, pour la première fois depuis sept mois, de se retrouver ensemble, assis à la même table, mangeant le même plat. Ils étaient fatigués, la saison avait été bonne. Cela leur faisait comme un jour de congé et l’ambiance était à la plaisanterie.
Par la fenêtre ouverte on entendait le vacarme des vagues irrégulières. Le patron jetait de temps à autre un oeil inquiet sur son caïque, mais très vite il reprenait le fil de la discussion et remplissait à nouveau les verres d’un bon retsiné frais. L’enfant somnolait dans les bras de sa mère. Par deux fois, il avait tressailli et s’était redressé, comme si un bruit étranger l’avait réveillé, mais rapidement le bercement de sa mère l’avait apaisé. Lorsqu’il fut complètement endormi, elle se leva et passa dans la pièce d’à côté pour l’étendre sur son lit.
La soirée semblait devoir se poursuivre ainsi, tranquillement, lorsqu’une voix d’homme retentit à l’extérieur. La mère se leva lentement, sachant déjà, qu’elle devrait se remettre aux fourneaux, mais elle accueillit chaleureusement le marin que j’avais vu auparavant.
Le vent était décidément trop fort et surtout trop froid pour qu’il passe la nuit dans son cotre et il demandait la possibilité de passer la nuit, là, à la cuisine, en notre compagnie. Le beau-fils lui servit du vin et la fille lui apporta une assiette de poulpe au vin qu’elle avait pris la peine de réchauffer. Rapidement son visage tendu par les efforts et la lutte qu’il avait menée contre le froid se dérida et le sourire qu’il avait dans les yeux se mit à illuminer toute son expression.
Il avait beaucoup voyagé, bien sûr, l’Amérique latine, l’Australie, le Sud-Est asiatique et la discussion repris de plus belle. Ses récits faisaient revivre les contes de mon enfance. La simple évocation de certains noms de ports alimentait mon imaginaire, mais ce que le marin avait retenu, ce n'étaient pas tant les lieux que les gens qu’il y avait rencontrés. Il se souvenait surtout de l’hospitalité de tel compatriote croisé aux confins de l’Inde, des conversations tenues dans un mélange de langues, qui n’empêchaient en rien la communication, l’expression des yeux, les sourires, les mains faisant le reste. Il se souvenait aussi des mauvais coups, des bagarres éclatant pour un oui ou pour un non. Il aimait cela, la confrontation des idées, des envies, des besoins. Il disait que plus il connaissait le monde, plus il l’appréciait.
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