Je passais trois quatre jours à Kéa, et logeais dans le "grand" hôtel du port. Ce matin-là, au petit déjeuner, la terrasse était quasiment déserte, si ce n'est un couple, formé d'une femme ayant atteint les quatre-vingt-dix ans et d'un homme
approchant la soixantaine.
Elle était grecque mais parlait parfaitement le français et lui, parisien, non seulement par son accent, mais tout dans son attitude reflétait ce côté présomptueux des gens habitant les capitales. Il se voulait distingué, il tenait à ce que l'on remarque qu'il aurait eu les moyens de descendre dans un hôtel plus chic, s'il y en avait eu un autre, et il pestait contre la lenteur du service, tout en beurrant ses biscottes. Elle, elle était menue, chétive dans sa petite robe fourreau d'une élégance passée. Deux bras maigrichons et fripés s'en échappaient. Ses gestes étaient retenus, presque timides. Ses cheveux rares étaient noués en un petit chignon à la Grace Kelly, celui qu'elle avait dû porter toute sa vie. Son attitude était modeste et contrastait d'autant plus avec celle de son interlocuteur.
Je ne pus m'empêcher de tendre l'oreille pour suivre leur conversation. Il y était question d'antiquités, d'objets d'art qu'il revendrait à l'automne à Paris. Elle lui rappela le cheval de bois qu'elle lui avait offert, il y avait déjà si longtemps. Etait-elle sa préceptrice ? Certainement pas sa mère, une tante peut-être ? En tout cas, au rappel de ce simple jouet, il lui avoua, que celui-ci, contrairement aux autres n'avait pas fini dans une boîte, "comme toi", ajouta-t-il un peu hautain. Elle devait vivre dans une maison de retraite et il l'en avait vraisemblablement sortie, le temps de cette escapade dans cette petite île si proche d'Athènes. Elle ne releva pas la pointe de dédain mais se plaignit de ne plus pouvoir aller et venir à sa guise, de dépendre des autres, de son état de faiblesse et de sa santé chancelante. Il lui reprocha de dire tant de choses qu'elle oubliait ensuite. Je crois que si elle se répétait parfois, c'est qu'elle avait la nette impression qu'il ne l'avait pas écoutée. Il était paternaliste et se voulait "bon garçon", peut-être en reconnaissance de tout ce qu'elle lui avait apporté durant ses jeunes années. Mais lorsqu'elle formula quelques regrets sur le peu de temps qu'ils passeraient ensemble, il resta très ferme sur le fait que ce moment ne saurait se prolonger au-delà de ce qui avait été décidé, c'est-à-dire, de ce qu'il avait décidé.
Elle n'insista pas et chercha à se montrer joyeuse. Elle était digne, mais pathétique. Elle se sentait si joyeuse de se retrouver là, avec lui, et cela la rajeunissait et pourtant elle se sentait si vieille. Elle voulait se rendre utile et aida la serveuse qui débarrassait la table. Elle aurait tant voulu être encore active, il y avait tant de choses qu'elle aurait encore aimé faire. Lui, au contraire, trouvait si bon "de ne rien faire".
Malgré tous ses efforts pour lui prouver à quel point elle appréciait sa présence, le climat était pesant. Elle savait qu'il considérait ces "petites vacances" comme une corvée, mais elle feignait de croire qu'il était spontané et que son propre plaisir était partagé.
Je les revis sur le port, le même soir, alors qu'il l'aidait à monter sur la passerelle du bateau du retour vers sa vie de solitude.
C'est si ben écrit que je suis rentré, comme par indiscrétion dans l'histoire de ce couple. Je l'aurais facilement traduite en images, cette scène, avec ma caméra, tant je me suis transporté dans leur propre histoire.
RépondreSupprimerJe voulais ajouter que cette photo dont le thème est la cueillette des olives est particulièrement réussie, harmonieuse et qu'elle me plait beaucoup.
Bon week-end
Roger
Un récit qui fait venir les larmes aux yeux, solitude, communication qui n'en est plus une..., incompréhension, vieillesse...
RépondreSupprimer@ Le chemin des grands jardins : merci de commentaire élogieux... Je suis allée faire un tour sur votre propre blog et j'ai eu la chance de le découvrir par le message sur les pissenlits ! Que de souvenirs, liés à ces petites fleurs que l'on croit anodines.
RépondreSupprimerUn texte très touchant. J'aime beaucoup la description fine et respectueuse des parties du corps de la vieille dame.
RépondreSupprimerC'est vrai que dans une société de la jouissance et de la vitesse on ne prend pas le temps de donner du temps . Elle et lui n'ont d'ailleurs pas la même perception du temps et " il pestait contre la lenteur du service " .
Votre récit et ma photo se répondent , je suis joyeuse de cette rencontre pas si virtuelle que cela.
Bonne journée à vous et comme le Chemin des grands jardins , j'aime beaucoup la bannière de ce blog et des deux autres aussi, je crois ne pas l'avoir dit.
Je me joins au concert de louanges ... J'ai aussi été émue par cette histoire triste et pourtant si habituelle ...
RépondreSupprimerDifficile pour beaucoup d'offrir leur temps à ceux dont la vieillesse s'inscrit dans un avenir qu'on n'a pas encore le désir de connaître, qu'on redoute même, peut-être.
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